Le Sang noir est l'histoire d'une journée de 1917, dans une ville provinciale de l'arrière. C'est à travers le calvaire du professeur de philosophie Merlin, dit Cripure (à cause de la Critique de la raison pure), le tableau d'une société de pharisiens, de grotesques, de haïssables, en face de gentils, de révoltés, de victimes.
Cripure, lui, s'il a été un révolté, ne l'est plus guère. Il est la caricature d'un homme à la fin d'une civilisation, un homme extrêmement pitoyable. Moqué par ses élèves, vivant comme une gothon, sachant qu'une révolution se lève à l'Est, trop tard pour lui, haï par tous les patriotes de l'arrière, il veut se battre en duel, dans un dernier sursaut. Et, comme on le prive de ce duel et de son honneur, il ne lui reste plus que le suicide.
Bien que retentissant des problèmes de 1917, Le Sang noir est un roman métaphysique, plus que politique. Cette dimension métaphysique et le foisonnement des personnages font du Sang noir le roman le plus dostoïevskien de la littérature française.
En août 1944, la Bretagne vient d'être libérée, Guilloux est enrôlé par l'armée américaine en qualité d'interprète. Il participe aux enquêtes puis aux jugements de G. I., accusés le plus souvent d'avoir violé des paysannes.
Guilloux nous raconte cette troublante expérience d'auxiliaire de la justice militaire. Car si les procédures semblent formellement observées, si le droit est respecté, peu à peu, un doute, une inquiétude s'installe : on ne juge et on ne condamne que des Noirs.
"Pour une journée qui s'annonçait vide, elle commençait de bien bonne heure..."
Durant cette journée du 11 septembre 1939, sur une passerelle de la gare de Saint-Brieuc, le narrateur, comme s'il attendait quelque train toujours retardé, se rappelle une rencontre : Salido, combattant antifranquiste, qu'il a connu du temps où il était chargé d'accueillir des réfugiés de la guerre d'Espagne. Ainsi ses souvenirs vont-ils s'organiser autour de Salido, ce rebelle, animé de l'esprit de révolte qui hante aussi le narrateur. Le récit conjugue présent et souvenir, destin et retour sur soi, comme le suggère l'image de cette passerelle au-dessus des rails.
O.K., Joe !, issu d'un travail au ciseau et à la colle s'apparentant au montage cinématographique, nous propose une suite de scènes : viols, meurtres, procès, ayant pour cadre la Bretagne de 1944, tout récemment libérée. Louis Guilloux était alors interprète auprès des tribunaux militaires de l'armée américaine. En "gros plan", toujours, des vies dont il se fait le chroniqueur discret, le témoin : "Ask the witness..."
Juste avant 1914, dans une petite ville bretonne, près de la cathédrale, vit l'infâme rue du Tonneau, avec ses taudis, ses maisons de prostitution, ses cafés douteux. Une écurie sert de logis aux Nédelec, la mère, les deux enfants et le grand-père, tailleur qui fait vivre tout le monde et travaille jusqu'à ce que mort s'ensuive. Puis arrive la cousine Zabella, personnage haut en couleur.
La poésie, l'amour, la noblesse du coeur illumine ce récit, le plus beau peut-être qu'aient jamais inspiré l'enfance et la misère. "Je doute qu'aucun amour vaille celui des pauvres", écrit Louis Guilloux dans Le pain des rêves.
Un peu avant la guerre de 1914 - 1918, à Saint-Brieuc, un cordonnier essaie de créer dans la ville une section socialiste, puis, n'étant pas arrivé à convaincre les habitants, entreprend de construire de ses mains une « maison du peuple ». Son fils - encore un enfant - assiste à ses efforts désespérés pour donner un espoir au peuple.
L'art de Guilloux, pudique et tendre, est déjà tout entier dans ce premier roman qui annonce une des oeuvres majeures de son temps. Loin d'être un simple roman à thèse, La Maison du peuple est en réalité un hymne à la tendresse humaine. Il est suivi d'un texte bref, Compagnons, qui raconte la mort d'un ouvrier. Sur un thème désespéré, Guilloux évite tout mélodrame et son histoire gagne une dignité émouvante.
Le livre est préfacé par Albert Camus, qui écrit : « Je défie qu'on lise ce récit sans le terminer la gorge serrée. »
1917 : la guerre s'éternise dans la boue des tranchées. À Belzec, une ville de l'arrière, les autorités ont établi un camp de concentration où sont parqués les étrangers indésirables. Un professeur d'allemand, M. Lanzer, y sert d'interprète, s'attirant, par sa tolérance, la sympathie des prisonniers. Lui et sa famille ont d'ailleurs secouru une vieille Alsacienne, échouée là par hasard. En retour, elle leur lègue, peu avant sa mort, ses maigres économies et quelques bijoux en sa possession.
Une rumeur, orchestrée par un collègue de Lanzer, accuse à tort le professeur d'avoir profité des largesses de la «boche». Quand le fils du principal, revenu blessé du front, découvre la mise au ban de son ami, il prend sa défense, au risque de devenir le nouvel indésirable...
Écrit en 1923 et resté inédit à ce jour, ce roman de jeunesse de Louis Guilloux brosse le tableau saisissant d'une humanité en guerre perpétuelle. L'auteur du Sang noir y révèle déjà un talent remarquable pour dire l'impensé de l'époque : que la barbarie, loin d'être circonscrite aux champs de bataille, peut surgir en chaque individu.
À Laval, c'est-à-dire exactement à mi-chemin entre Paris et Saint-Brieuc, les deux pôles de la vie de Guilloux, un inspecteur se livre à une étrange enquête sur un certain Gérard Ollivier. C'est un jeu de miroirs, mais de miroirs légèrement décalés, pas exactement parallèles. De l'entrée en matière modeste à la dernière page, il se produit une montée lyrique du récit.
"Les hommes ne sont pas toujours aussi mauvais... et ceux-là mêmes qui par délassement sont capables de saouler un chien peuvent aussi finir par vous donner la paire de bons souliers dont vous aviez si grand besoin !" dit le narrateur en déchaussant le juge pendu qui, cinq ans plus tôt, l'a injustement condamné à la prison dont il vient de s'évader cette nuit de Noël.
Marchant sous la neige, la première voix qu'il entendra hors de sa prison, quand il vient de reconquérir sa liberté, sera celle d'une jeune femme contant Le Petit Poucet...
Les pièges de la justice, la méprise, le souvenir d'une intrigue amoureuse reliée au passé "par un mince filet de fumée", et qui se dénouera peut-être, qu'importe, la question essentielle posée par ce récit alerte semble bien être celle que nous nous poserions tous si nous savions formuler notre peur : de quoi sommes-nous coupables ?
Il ne sait pas encore, ce vieil homme qui soliloque dans les rues d'une ville de province, ce "retraité" dont toute la vie, sans doute, s'est passée à battre en retraite, le plus dignement possible - il ne sait pas encore, ce Coco perdu, qu'il se parle à lui-même parce qu'il n'a déjà plus d'interlocuteur.
Il vient d'accompagner sa femme au train de Paris. Brève absence ? Court voyage ? Rien de tout cela... Après deux jours d'angoisse inavouée, le narrateur s'aperçoit que Fafa s'en est allée pour toujours.
La détresse de Coco, le courage quotidien, l'humour et le désespoir, tout cela est comme tapi sous des paroles qui se donnent l'illusion d'être paroles en l'air.
Maurice, garçon timide et sportif, fonctionnaire aux Chemins de fer, aime passionnément Berthe, une jeune modiste. Cette romance des années trente dans une ville de Bretagne va tourner au cauchemar... Un soir, à la sortie d'un bal, ils font l'amour dans un jardin public. Berthe tombe enceinte. Maurice l'épouse pour éviter le scandale et parce qu'il croit l'aimer. Mais le mariage oxyde la passion. Berthe sent Maurice s'éloigner. Elle l'assomme de questions, doutant de l'amour qu'il dit lui porter. Pour Maurice, la jeune femme devient " une lourde présence " angoissante. Ses sens le trahissent, il découvre qu'il désire Elise, sa belle-soeur ; il se dégoûte. Lui qui rêvait du bonheur n'a plus que " l'espoir du bonheur " ; il attend la naissance du bébé. Cet enfant est un mensonge de plus ; peu avant le mariage, Berthe a découvert qu'elle n'était pas enceinte ; mais pour garder Maurice, elle n'a rien dit...
Dans une petite ville de l'Ouest, à la fin du XIX siècle, un artisan lamier qui "misère" et sa femme attendent leur troisième enfant. L'auteur chronique, jusqu'aux noces de cette petite môme, la minuscule et fière existence d'un peuple qu'il connaît bien. Angélina(1934) est un livre de gueux, dans l'acception de Guilloux : ceux qui "savent mieux leur devoir".
En 1917, dans une petite ville de l'arrière, trois adolescents, partagés entre le désespoir et la révolte, tentent d'échapper à ce monde qui s'abîme sous leurs yeux. Laurent mourra au front. Lucie s'engagera dans la politique. Quant à Raymond, il préfigure, par son acte insensé, Meursault, l'Etranger de Camus.
Ces nouvelles et ces contes de Louis Guilloux ont paru, entre 1921 et 1950, dans des revues et des journaux. On dirait des eaux-fortes, ciselées par l'auteur de Sang noir pour nous rappeler combien la vie pouvait être dure, dans la première moitié du siècle, et surtout au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Quelle dérision dans le titre, Vingt ans ma belle âge ! C'est celui de la première nouvelle. Elle peint, avec un terrible accent de révolte, la misère d'un jeune homme, à Paris, dans les années vingt. C'est un texte désespéré et féroce, un chef-d'oeuvre.
Au moment où l'on parle beaucoup des mutins de 1917, une autre nouvelle, Douze balles montées en breloque, retrouve son actualité : elle raconte les sentiments d'une mère et d'une fille dont le mari et père, un soldat breton illettré, a été fusillé par erreur.
Mais on sait que la vie n'est pas toujours aussi tragique. La petite paysanne ambitieuse fera fortune parce que, chez Maxim's, en toute ignorance, elle gifle un roi.
Humain, chaleureux, révolté, gai quand même, c'est Guilloux tout entier que l'on est heureux de retrouver dans ce recueil, publié pour la première fois en volume.
Louis Guilloux, pendant plus d'un demi-siècle, est resté à l'écoute des grands orages de l'histoire et de la voix de ceux qui, invisibles et modestes, font et subissent cette histoire. Il n'a pas tenu un "Journal", avec ce que cela implique souvent de complaisance narcissique, ou de curiosité pour les minuscules commérages sur les "grands de la terre" ou les petits potins des grandes époques. Il a tenu le livre de bord d'une traversée des hommes. De la guerre de 14 à la Seconde Guerre mondiale, de la révolution d'Octobre à la Guerre d'Espagne, de la "Maison du Peuple" de sa jeunesse aux immeubles du petit peuple de Paris ou de Saint-Brieuc, de son voyage en U.R.S.S. à l'Occupation, de ses amis glorieux, Gide, Malraux ou Aragon, aux voisins du quartier et aux passants de la rue, Louis Guilloux garde l'oreille au guet, le coeur en éveil et l'esprit en alerte.
Jour après jour, pendant cinquante-cinq ans, la trame de ces Carnets tisse une tapisserie d'une extrême richesse. Une époque s'y reflète, des milliers de voix y parlent ou chuchotent. Et dans le filigrane de ce beau livre attentif, modeste et généreux, préférant toujours écouter autrui plutôt que parler de lui, Louis Guilloux cependant est là, comme un hôte si discret qu'on ne sent sa présence que par la lumière d'un regard qui éclaire les autres et révèle une époque.
À vrai dire le capitaine Erik Eriksen et Patrick, son second, auraient mieux fait de se méfier. Mais quoi? Pour un capitaine au long cours danois comme pour un second irlandais, un peu de la brume natale qu'ils transportent avec eux cache toujours la vérité des choses.
Vraiment, ils n'auraient pas dû chercher à tout comprendre : pourquoi la jeune Morosina était un jour apparue à bord du Motherland pour leur demander s'ils n'avaient pas une île ; pourquoi Parpagnacco, le chat de M. Gino Montini, l'antiquaire, inspirait à cette jeune fille une haine si vive et au capitaine Eriksen une telle inquiétude...
Mais, surtout, lorsqu' il revint dans la Ville Incomparable, le capitaine aurait dû se contenter de boire, d'écouter le vol des pigeons à l'heure de midi et, le soir venu, il aurait mieux fait de rejoindre le vieux Motherland à son mouillage de la Marittima.
Or, sous prétexte de chercher une boutique où l'on vend des 'burattini' (poupées figurant les personnages de la Commedia), le capitaine ne retournait-il pas chaque jour chez M. Gino Montini, cet inquiétant et courtois antiquaire?
Et pourquoi le capitaine n'a-t-il pas prévenu Patrick, si léger et si triste, qu'il avait tort de chercher à retrouver Morosina?...
Pauvre Patrick! la veille de sa mort, sachant que le trésor resterait introuvable, voici qu'il avait découvert le principal : que le courage ne suffit pas...
Sur le Motherland, qui vogue vers les mers du Sud, le capitaine Erik Eriksen évoque ainsi les silhouettes légères de ces personnages dont les entrechats ont mis en scène la mort de son meilleur ami, lui-même si léger, si dansant, avec son manteau flottant sur ses épaules, et les vieilles romances irlandaises qu'il chantait en pensant à celle qu'il aimait le plus au monde...
"Au citoyen matelot radio-télégraphiste Blaise Nédelec, à bord de la canonnière Batailleuse. Marine. Bizerte. Mois d'août 1916, an 6629 de la période Julienne, 5916 de la création du monde d'après la Genèse, 5976 de l'ère des Juifs et 4260 depuis le déluge biblique (attends, mon cher, laisse-moi un peu souffler, je crains d'ailleurs de me tromper dans mes calculs. Là, reprenons :) An... Bon, je me suis trompé en effet. Non : je croyais. Ça va. Donc : an 2794 depuis la fondation de Carthage et 2869 depuis celle de Rome, selon Varron, 1916 du calendrier Julien, 1883 de la mort de Jésus-Christ, 1846 de la destruction de Jérusalem et 1334 de l'Hégire... 820 de la première Croisade, etc... 484 de la mort de Jeanne d'Arc, 424 de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. 339 de la réforme de Luther, 386 de la Confession d'Augsbourg et 140 de l'Indépendance des États-Unis, 124 de la première Révolution française, 39 de la découverte du téléphone, 20 de celle de la radiographie, 18 de celle de la T.S.F., 2 de la déclaration dé guerre par l'Allemagne, etc..., etc... Mais quant au jour même où nous sommes, je ne puis t'en dire la date, car je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est que nous sommes en été. et qu'il fait un soleil radieux. Mais trêve de plaisanteries d'almanach. Car c'est dans un almanach que j'ai tout recopié, vieux frère. Tu t'en doutais ! Oui, trêve de plaisanteries..."
Jean Kernevel était un homme de cinquante ans, grand, bien bâti, mais malade du coeur. Depuis longtemps, ses camarades observaient avec inquiétude son teint plombé, ses lèvres bleues comme de l'encre, ses yeux jaunes et, sur son visage, cet air de gravité des hommes qui se savent frappés à mort. Dans son regard, on lisait clairement qu'il pensait : « Peut-être dans un mois, peut-être dans deux, sûrement bientôt. »
"Me voici une fois de plus rentré dans mon Saint-Brieuc-les-Choux, mon cher Jean. Il y a huit jours, nous étions ensemble à Venise, au même hôtel du Cavalletto près de la place Saint-Marc, et je t'avais promis de t'écrire une lettre de chambre à chambre, un peu pour expliquer celles qui vont suivre, un peu aussi, beaucoup même, en souvenir du premier séjour que nous fîmes ensemble dans la Ville Incomparable, il y a si longtemps de cela que je n'ose faire le compte des années, c'était je crois en 1923, au mois d'août, par le soleil le plus somptueux qu'on ait jamais vu - et nous arrivions de Trieste."
Ce roman, qui par certains de ses aspects rappelle Le jeu de patience, abonde en épisodes et en péripéties, en scènes et en tableaux où l'on voit se créer les liens des personnages entre eux. De l'hôtel du Héron sis au bourg de Kernilis près de Pontivy, à la pension Furet, non loin du carrefour de Buci à Paris, du château de Ker-Goat près de Tréguier au café de la mairie place Saint-Sulpice, les personnages très nombreux évolueront à travers deux années historiques, entre la fin de 1934 et l'été 1936. Qui sont-ils? Un vieux curé breton, un émigré politique viennois, une fille perdue, une fille vertueuse, un poète, des paysans, un jeune intellectuel révolté, beaucoup d'autres, passants ou comparses, de petites gens, une grande dame milliardaire : c'est la bergère qui a épousé le fils du roi.
Les destins se rencontrent et se mêlent à mesure que croît l'ouvrage. Les éléments pour ainsi dire feuilletonesque traversent des tableaux d'histoire. Avec certains de ces personnages, on attend, on espère, avec d'autres on se résigne, on s'interroge, on s'attendrit. Il arrivera même qu'on se laissera entraîner dans certaines des grandes manifestations de l'époque, mais pour retrouver, tout de suite après, la vie quotidienne et ses passions, ses ambitions, ses rêves, ses illusions et ses espoirs. C'est une grande fresque multicolore ; certaines figures se détachent fortement de l'ensemble. Les hommes et les femmes, pris par l'histoire, veulent à la fois la faire et y échapper. Il n'est pas possible de résumer en quelques lignes les nombreuses 'intrigues' qui constituent ce roman où tant de destins particuliers se jouent devant le destin commun.
Existe-t-il des vies dirigées? Le mystère des 'circonstances' est-il toujours plus fort que l'amour? Peut-on se sauver tout seul? Le bonheur est-il de ce monde? Et même si l'on sait que la bataille sera perdue, faut-il la livrer?
Le premier tome des Carnets de Louis Guilloux concernait les années 1921 à 1944. Nous voci maintenant au lendemain de la Libération. Guilloux séjourne plus souvent à Paris, voyage à travers l'Europe, se fait de nouveaux amis, notamment Albert Camus. Témoignage passionnant à la fois par les choses vues et par la qualité de celui qui les voit, sa chaleur, sa promptitude aussi à reconnaître la détresse humaine. Le premier tome des Carnets ressemblait beaucoup à un instrument de travail : des notes, des matériaux qui serviraient un jour au romancier. Le second est plus proche du journal intime.
Guilloux s'explique dans ses Carnets mêmes sur les raisons qui lui faisaient souhaiter qu'ils soient publiés un jour : "J'ai eu, pendant des années, l'habitude et pour ainsi dire la manie de la note quotidienne ; c'est là ce qu'on appelle tenir son "journal". Il me reste des carnets, des papiers nombreux et fort en désordre que je me promets d'examiner un jour, bien que, pour le moment, cette seule pensée m'inspire la répugnance la plus vive. Brûler vaudrait mieux. Cependant, depuis quelques jours, je pense que je ne le ferai pas. Loin de là : je mettrai ces papiers en ordre, sans y rien changer. Que s'ils doivent tomber sous d'autres yeux que les miens, je veux y paraître tel que je fus, et que je suis. Point de ruse."
"Et alors, le type ?
- Il a foutu le camp, me répondit Hubert, en riant d'un petit rire pointu. Il ajouta : Que voulais-tu qu'il fasse ?" J'étais assis devant ma table chargée de mon habituel fatras de papiers
- mais ce jour-là, en plus du fatras : un échiquier et un journal ouvert... C'était il y a quatre ans, le matin du 25 février 1943, soit trente et un ans jour pour jour après certains événements dont j'aurais voulu quelque part faire le récit. Mais -
Hubert était venu me voir de très bonne heure : le cher Hubert, le poète et l'amoureux, l'ami des songes, le prophète Hubert, toujours aussi jeune et beau, aussi grand adolescent que jamais, bien qu'il ait hélas ! dépassé la trentaine. Il ne dit plus rien. Debout, une main posée sur ma table, il me regardait en souriant. "Tu dis que... l'autre avait une carriole ? lui demandai-je.
- Pas une carriole : une vieille auto, qui faisait un boucan terrible à travers la lande. Il se modernise !"
Et, de nouveau, le petit rire pointu. "Évidemment. Drôle d'histoire ! Pas très neuve... Tu dis que dans la carriole, enfin l'auto, il y avait un chien ?
- Un grand chien noir.
- Attaché ?
- Oui. Mais arrivé dans la cour il a détaché le chien, qui a sauté par la fenêtre.
- Et qu'est-ce qu'il faisait pendant que le chien...
- Rien. Il restait dans la cour, debout, avec son grand manteau, son grand chapeau de velours à larges bords. Même pas l'air de s'occuper."
Cripure, de son vrai nom Merlin, est professeur de philosophie dans un lycée de province. Quelques-uns de ses élèves admirent son enseignement et ses ouvrages. Mais il est tourné en dérision par ses collègues et par ses concitoyens qui se moquent de sa grosse tête, de ses membres démesurés, de ses costumes disparates et défraîchis, de son air ahuri. On le méprise également parce qu' il vit avec une grosse servante d'auberge, Maïa, parce qu' il boit trop chez lui et au café.
Le drame se situe pendant la guerre de 1917 ; des régiments russe ramenés du front sont cantonnés dans la ville. Le bourdonnement de leurs chants forme avec une multitude d'autres bruits - sirènes, siIflets, etc. - une sorte de symphonie accompagnant l'action.
En une succession de tableaux on voit Cripure chez lui, au café, à une fête donnée pour décorer une patriote locale, à la gare où un convoi de troupe est en partance. Cripure est amené à frapper l'affreux Nabucet, son voisin d'en face qui a appris à son perroquet à crier de toutes ses forces "Cripure croupit" ou bien "Cripure est f'tu". Il va y avoir un duel. Au cours d'une sorte de veillée d'armes Cripure médite sur la mort, sur le duel, surprend l'émotion sincère de Maïa, renonce à s'enfuir et retrouve sa propre estime. Mais des amis bien intentionnés ont "tout arrangé", et d'accord avec l'offensé il signe une formule de regret. Resté seul, il comprend qu'on vient de lui voler sa dignité retrouvée et il se tue.
Cette pièce, adaptée du roman Le Sang noir, en a gardé le sobre réalisme et l'atmosphère générale a quelque chose de mystérieux et de fatal.
'Cher Guilloux,
À propos du Sang noir, j'y ai remis le nez, poussé par l'amitié. J'ai eu honte et je me suis senti très petit garçon. Je ne connais personne aujourd'hui qui sache faire vivre ses personnages comme tu le fais. Il n'y a plus de romanciers parce que nous n'écrivons plus avec le coeur et la tendresse. Enfin, j'en étais tout remué.'
L'un est breton, l'autre algérien, Guilloux est habité par le noir et aspire à la lumière, quand Camus, plus solaire, est rongé par le doute. Pourtant, lorsqu'ils se rencontrent à Paris en 1945, une amitié se noue immédiatement entre les deux écrivains. Ces fils du peuple, qui ont connu la pauvreté, sont animés par l'esprit de justice et de fraternité. Cette correspondance croisée ponctue quinze années d'une profonde affection, nourrie d'innombrables causeries, lectures, promenades et repas partagés.